Du biffin à l’éco-recycleur.euse
Le chiffonnier cristallise les fantasmes de liberté mais aussi les préjugés liés à sa dangerosité, sa saleté, son activité potentiellement nocive pour la santé publique. L’histoire de ce métier en France fait l’objet de recherches de plus en plus nombreuses et revient aujourd’hui au travers de nouveaux questionnements liés à des problématiques environnementales. N’est-il pas le représentant d’une économie centrée sur la réutilisation, le recyclage, le refus de la consommation ? Il est le pendant urbain de l’agriculteur ou de l’éleveur extensif, respectueux de son environnement. Il porte – avec d’autres – l’étendard de la lutte pour le climat, se retrouvant paré de vertus romantiques .
Il n’est guère besoin de revenir sur l’importance du biffin ou chiffonnier dans l’histoire et la littérature française. De Hugo à Larousse, des poètes aux juristes, le chiffonnier a été érigé en figure libre d’un siècle révolté : « Nous disons philosophes, car tout chiffonnier porte en soi l’étoffe d’un Diogène. Comme ce dernier, il se complaît dans la vie nomade, dans ses promenades sans fin, dans son indépendance de lazzarone.[…] Que d’autres, mécaniques vivantes, règlent l’emploi de leurs heures sur la marche des Horloges, lui, le chiffonnier philosophe, travaille quand il veut, se repose quand il veut, sans souvenirs de la veille, sans soucis du lendemain. […] Diogène jeta son écuelle ; le chiffonnier n’a pas moins de dédain pour les biens de ce monde. » [i]. Ou en représentant de cette classe dangereuse dont Louis Chevalier[ii] décrit le processus de création, marquée par son atavisme et ses vices : « Quelques sans-abris ont décidé de se doter d’un toit. Ils ont entassé tout un bric-à-brac, ont volé des planches, des cadres, des portes, des caisses en bois, ont dérobé des poutres et des perches, assemblé des ordures, amassé une montagne de saletés […]. Le passé de ces chiffonniers est plus ou moins identique : une vie dissolue et vide, la ruine, l’absence d’esprit de décision et de volonté de se mettre au travail ou, au contraire, la volonté de se suicider, l’ivrognerie due au malheur, au désespoir, une ivrognerie sans moments de lucidité ; puis, la chute finale, la dégradation, la misère, les guenilles, l’errance, la faim, le froid… […] Le passé des chiffonnières est plus uniforme : ce sont presque toutes d’anciennes prostituées, confites dans l’alcool, qui n’ont pas su se ménager leur vieillesse. En un mot, dans leur masse, ce sont les déchets, la lie de la société, qui s’accumulent en un seul et même endroit, tel un liquide pourri qui coule vers la même fosse, telles les eaux usées de la ville qui s’écoulent vers le collecteur central des égouts. »[iii]
Cette image idéalisée correspond également a un besoin de relégitimation nécessaire d’une activité largement proscrite et réprimée. De l’image du précaire philosophe du XIXème siècle, à celle du danger pour la santé publique (arrêté du Préfet Poubelle, 1883 et Loi de 1946 interdisant la Biffe), de nouvelles formes d’identifications sont apparues ces dernières années. Les collectifs et associations comme AMÉLIOR en région parisienne participent à l’évolution des représentations et essaient de redonner au chiffonnier une place nouvelle dans l’espace urbain. Ce combat, mené déjà à plusieurs reprises depuis le dix-neuvième siècle, se heurte aux mêmes freins : l’identification du biffin et son maintien dans les marges et la précarité par le champ juridique. Tout au long du dix-neuvième siècle, la construction du biffin comme représentant de la classe dangereuse, vecteur potentiel d’épidémies, trouvera son épilogue dans l’arrêt du Préfet Poubelle de 1883 qui par la mise en place progressive d’un ramassage des ordures ménagères et la fermeture des récipients à ordure (interdiction de déposer les ordures aux pieds des bornes) viendra largement compliquer le travail quotidien de la chine. En 1946, l’interdiction du métier de chiffonnier (projet abandonné à Paris mais maintenu dans d’autres villes) entraînera la mise en place de cartes professionnelles permettant un recensement de cette activité. Cette période marquera une rupture dans la conduite de l’activité de chiffonnier.
La loi Loppsi 2 de 2011 viendra interdire la vente à la sauvette qui devient un délit puni d’une peine de prison de six mois et de 3 750 euros au nom de « la performance de la sécurité intérieure ».
Ce rapide retour dans l’histoire des biffins est lié à la question de l’éco-recyclage comme mode de subsistance dans les bidonvilles. Par la façon d’envisager l’activité contemporaine des biffins, l’institution apporte des réponses inadaptées ou insuffisantes à une réalité socio-économique de plus en plus présente dans l’espace urbain. Amendes, répression de la chine au titre du dépôt d’ordures sur la voie publique, garde à vue pour suspicion de vol, destruction ou confiscation des biens chinés, limites voire inexistence des espaces de vente… autant de mesures visant à invisibiliser des pratiques qui n’ont pour fonction que de répondre à la précarité des situations. À Montpellier, les poubelles rassemblent habitants des bidonvilles, personnes âgées, immigrés sans titre de séjour, malades exclus de l’emploi, tout un ensemble de précaires qui – pour certains par choix – vivent des objets abandonnés et favorisent la réutilisation et le recyclage.
L’éco-recyclage sur les bidonvilles où AREA intervient, est une activité économique organisée et structurée distincte du ferraillage (activité qui pose des questions différentes).
La précarité – et en ce qui concerne l’association celle qui s’exerce sur les bidonvilles – est souvent perçue comme intrinsèquement liée à une inadéquation des habitants de ces quartiers informels avec les exigences institutionnelles de régularité du séjour, de « normativité » de l’emploi, d’employabilité ou encore d’un cadre de vie normé.
L’ensemble des conditions d’une désaffiliation semble ainsi réuni dans ces nouvelles « zones », franges urbaines, bidonvilles ou quartiers informels.
La stigmatisation (par le discours politiques notamment cf graph ) est intériorisée. Elle est néanmoins en partie compensée par la « fabrique à normes » qu’est le bidonville pour permettre un « vivre ensemble » même temporaire. Mais elle peut entraîner un sentiment d’illégitimité dans l’espace urbain, sentiment renforcé par les économies de subsistance : mendicité – poubelles-ferraillage, dont la symbolique négative contribue à construire une identité du bidonville. Cette intériorisation n’empêche pas en revanche l’élaboration de stratégies individuelles ou collectives étayées par le bidonville envisagé comme espace producteur de normes.
Le travail social effectué sur certains bidonvilles de Montpellier nécessite de répondre à deux impératifs : les freins externes à l’insertion et les freins internes. Les freins internes, propres au parcours de vie de chaque individu et aux stratégies qu’il est en capacité de mobiliser, représentent un accompagnement individualisé de long terme. Les freins externes en revanche relèvent de l’accès aux droits et de la problématique du « changement de regard ».
Nous souhaiterions ici partager une expérience de travail sur un des bidonvilles sur lequel nous intervenons en mobilisant une pluralité d’actions individuelles ou collectives. Parmi celles-ci l’éco-recyclage a été l’un des moteurs du travail social.
Parmi d’autres actions, AREA s’est ainsi intéressée à l’une des activités de subsistance – la revente d’objets réemployés dénommée par souci de communication externe « éco-recyclage ». Selon Stéphane Rullac et Hugues Bazin[iv], « la biffe se définit comme une activité marchande de revente d’objets usagés qui proviennent de la récupération, suite à un abandon, un don ou un échange. Ces objets donnent lieu à une revente en l’état ou après une remise en valeur » (p.68).
Cette activité mobilise trois temporalités différentes :
1 – le temps de la chine (« faire les poubelles ») : temps stigmatisant où la présence dans l’espace publique est défini par les impératifs d’horaires de ramassage des ordures et de lieux laissés accessibles (dépôts d’ordures non enterrés ni clos et absence de politiques municipales répressives). Durant ce temps les individus sont rendus visibles et identifiés à l’objet poubelle.
2- le temps du savoir-faire : ce moment se déroule sur le bidonville et mobilise un savoir-faire important de la part de membres de la famille. Réparation des batteries de cuisine, remise à neuf de chaussures, linges, vêtements etc… Ce temps n’est pas accessible aux riverains et aux autres habitants de la ville. Il est en même temps peu parlé par les habitants du bidonville.
3 – le temps du savoir-être : espace dédié aux biffins, le marché aux puces de la ville de Montpellier est l’un des lieux principaux de création de revenus. Les habitants du bidonville qui pratiquent la revente d’objets se trouvent dans une situation de vendeur, négociant les prix et élaborant les stratégies de revente (vente du stock de chaussures à bas prix à la fin du marché ou conservation du même stock par exemple). C’est également un lieu de sociabilité externe et de solidarité hors de l’espace bidonville : sollicitation de spécialistes en bijoux ou informatique pour fixer les prix, échanges avec les autres vendeurs etc…
Les revenus tirés de cette activité oscillent pour l’un de bidonvilles sur lesquels nous intervenons, entre 600 et 1500 euros par mois, représentant ainsi une activité de subsistance conséquente et le tonnage d’objets récupérés oscille entre une à deux tonnes par mois.
Dans « Retour sur « De la collecte en milieu urbain chez les Mataco » »[v], François-René Picon notait « que le temps passé à s’approvisionner, celui des techniques d’acquisition, est incomparablement plus long que celui de la consommation proprement dite parce que dans ce temps il y a un projet, une parole, qui va avec, sous-tend, voire détermine le geste et, bien entendu, un choix […] La chaîne opératoire, celle de l’acquisition, est d’abord pensée, ensuite, si elle est viable, elle sera accompagnée d’un discours (les représentations). » (page 527)
Sur les bidonvilles, le discours sur la consommation est recueilli très rapidement, sur le registre du manque, de l’exclusion, la non-possibilité de participer au processus de consommation « normal », verbalisation justifiant également le départ du pays d’origine. En revanche, le discours sur la collecte est plus difficilement accessible. Dans le cadre de la triple temporalité définie précédemment, le discours n’est élaboré que sur la première étape, le temps de la chine. Il mobilise alors un double registre de langage : en tant que pratique visible et stigmatisante, mais aussi en termes économiques : « il y a de plus en plus de monde autour des poubelles » ; « on trouve de moins en moins de choses intéressantes, les gens vendent sur internet ». Le discours porté sur la collecte est donc dévalorisant, négatif, source d’une identification liée à l’objet de la chine : la poubelle, le déchet.
En revanche, cette remarque de François-René Picon sur l’importance du processus d’acquisition et sa légitimation par le discours, nous a amené à tenter de favoriser l’émergence d’une parole portant sur l’ensemble des étapes que met en œuvre le biffin, c’est-à-dire non seulement la chine, mais également la mise en valeur et la vente, espaces de mobilisation de compétences supplémentaires.
Cette activité économique est donc :
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source d’identification externe
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constitutive de revenus
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elle définit une grande partie des déplacements dans l’espace urbain
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elle mobilise différentes temporalités
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elle est sensible aux évolutions des politiques municipales répressives ou non répressives.
De plus, de nombreux biffins que nous avons accompagnés au début de notre action étaient régulièrement interpellés par les policiers, placés en garde-à-vue pour « vol de déchets », se voyaient confisquer leur marchandise.
Ces différents éléments nous ont amené à réfléchir aux conséquences de l’activité économique sur les individus à travers la façon dont ils en parlaient : « je ne fais rien, je fais les poubelles » ; « mon enfant, à l’école, les autres disent que je l’habille dans les poubelles » ; « les autres parents ne veulent pas que les enfants mangent à la même table parce qu’ils disent qu’on est sale… » Ce sentiment de stigmatisation et d’illégitimité dans l’espace publique représente ainsi un frein à l’insertion socio-économique ou en tout état de cause à l’élaboration de stratégies fondées sur un ensemble de possibles durant le processus migratoire. Comme le notent Rullac et Bazin (op.cit, p.72), « On appelle « naturalisation » de faits sociaux le fait que le sens commun considère certaines de leurs caractéristiques comme « naturelles » et allant de soi, alors qu’elles sont problématiques aux yeux de la sociologie. » Et les auteurs relèvent que les biffins, en tant que « travailleurs des déchets », sont assimilés à la saleté et l’insécurité. Le travailleur est ainsi assimilé à l’objet de son travail.
Pourtant, en tant qu’activité de subsistance, l’éco-recyclage répond aux besoins économiques de personnes en situation de précarité et permet la création d’un réseau social externe au lieu de vie : rapports aux acheteurs, liens de solidarité et partage des compétences sur le lieu de vente par exemple.
Nous avons donc tenté de permettre une réidentification autour d’une activité potentiellement valorisante et de participer à un changement de regard porté sur les biffins. Pour cela AREA a mis en place une double action :
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déclarer les biffins en tant qu’éco-recycleurs : cela a pour avantage de légaliser une activité jusque-là informelle et donc de régler la question de la régularité du séjour mais également l’ouverture des droits sociaux.
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mettre en place une exposition autour du métier de biffin en confiant des appareils photos à ces derniers afin qu’ils photographient le regard des montpelliérains les croisant. A cette exposition ont été ajoutés des vidéos de personnes racontant leur quotidien, des infographies sur une étude quantitative faite en collaboration avec l’université Paul Valéry sur le regard porté par les montpelliérains sur les habitants du bidonville ainsi que des photographies fournies par l’association Amélior de Montreuil, de biffins des années 50 à nos jours en France et dans le monde. Une table ronde où les biffins sont venus s’exprimer a eu lieu le soir du vernissage dans un centre d’art. L’exposition a par la suite circulé.
Le travail autour de « l’éco-recyclage » auprès des partenaires associatifs et des institutions ainsi que la création de micro-entreprises ont eu un double effet. Le premier a été d’associer l’activité de biffins à une véritable activité économique exigeant savoir-faire et compétences permettant non seulement l’ouverture des droits sociaux mais également l’entrée dans le logement pour un certain nombre de ceux qui le souhaitaient. Mais cela a également eu un effet important sur la façon donc les « éco-recycleurs » se sont perçus : valorisation de l’activité, absence de contrôle policiers, sentiment accru de légitimité par l’ouverture de droits et l’obtention de titres de séjour. ; leur discours sur le processus de collecte a évolué, leur permettant de valoriser les étapes de préparation et de vente tout en rappelant la dureté de la collecte en elle-même. La principale conséquence a été que la plupart des premières micro-entreprises ont été fermées après la première année d’existence, les personnes ayant accédé à l’emploi salarié. De plus, un certain nombre de parents du bidonville ont souhaité que l’école organise une rencontre afin de parler de ce que signifiait « faire les poubelles ».
Sur le bidonville du Mas Rouge où ce travail a essentiellement eu lieu, 60% des ménages ont un membre au moins en activité déclarée et un quart sont des femmes.
Perspectives :
Création d’un espace de stockage, de vente et de sociabilité en ville, réservé aux biffins quel que soit leur lieu de vie, sous forme de coopérative où auraient également lieu des permanences de travail social. Comme le note Rullac et Bazin (op.cit. p 73), « la biffe n’est pas une addition de problèmes appelant un traitement social individuel, mais une question sociétale nécessitant une prise en compte en tant que forme collective d’organisation. »
[i] Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle., Slatkine, Genève-Paris, p. 96.
[ii] Classes laborieuses et classes dangereuses, Plon, collection Civilisations d’hier et d’aujourd’hui, 1958, XXVIII-566 p. Rééd. Paris, Le Livre de poche, collection Pluriel, 1978
[iii] Petrov, Les Chiffonniers de la Butte-aux-Cailles, Le Tout sur le Tout, Paris, p. 22 et 29-30.
[iv] Stéphane Rullac & Hugues Bazin, Les biffins et leurs espaces marchands : seconde vie des objets et des hommes, Informations sociales, n°182, pp 68-74
[v] Francois-René Pichon, « Retour sur « De la collecte en milieu urbain chez les Mataco (Chaco argentin) » », Techniques et Culture, 54-55, 2010, 526-528