Le regard des bidonvilles, sans filtre – Libération

Par Sarah Finger — 

A MONTPELLIER, UNE EXPO PHOTO OFFRE L’OCCASION À LA COMMUNAUTÉ ROM DE MONTRER COMMENT LEUR ACTIVITÉ DE CHIFFONNIERS ET DE RECYCLEURS S’INTÈGRE PLEINEMENT DANS LA VIE DE LA CITÉ.

Recycleurs de poubelles et chiffonniers des temps modernes, les habitants des bidonvilles participent activement à la vie de la cité. Tel est l’enseignement d’une exposition qui vient de s’ouvrir à Montpellier et qui regroupe des photos prises par des Roms de Montpellier. Pour une fois, ils ont pu témoigner par eux-mêmes de leurs conditions de vie. Raconter leur quotidien, avec leur propre regard. «L’idée de donner des appareils photos à des habitants de bidonvilles est née il y a un an environ», raconte Catherine Vassaux, présidente d’Area (Association recherche éducation action), porteuse du projet. «Ça a été un peu long à mettre en place : il a fallu expliquer, trouver des volontaires. Mais ces habitants ont été très intéressés par l’idée de renvoyer le regard qu’on portait sur eux quand ils faisaient les poubelles.»

Les premiers jours, un membre de l’équipe d’Area était présent pour jauger les réactions des passants face à cet objectif braqué sur eux par un Rom. Catherine Vassaux : «On avait peur que les gens photographiés le prennent assez mal». Puis les acteurs sociaux se sont effacés. Et ont laissé les Roms, durant six mois, livrer leur propre témoignage.

«LES GENS JETTENT MOINS LE MERCREDI»

Elena, 27 ans, apatride, habite depuis cinq ans au Mas Rouge, un bidonville de 130 personnes situé au sud de Montpellier, au bord de l’A9. «J’ai surtout pris en photo mon travail, raconte la jeune femme dans un français un peu hésitant. Comment je mets mes gants, comment je prépare ma poussette et mes sacs avant de partir fouiller les poubelles. J’avais toujours avec moi l’appareil, pour photographier des choses que je trouve.» Elena part tous les jours avec sa mère trier les déchets des Montpelliérains. Deux tournées, toujours les mêmes, matin et soir. «Tous les jours sauf le mercredi, précise t-elle. Ce jour-là je fais le tri chez moi, parce que les gens jettent moins le mercredi. Le mardi, ils jettent plein de vêtements et de chaussures. Mais le meilleur jour, c’est le jeudi, c’est là où on trouve le plus de choses.» En revanche, le lundi, c’est pourri. Allez savoir pourquoi. «Il faut être le premier le matin, à 5 heures, avant les poubelles [les éboueurs, ndlr]. On prend tout ce qui est intéressant. Parfois j’ai trouvé des super trucs, des bracelets, ou des très vieux livres.»

Le projet porté par Area raconte aussi l’énergie développée au quotidien par ces nouveaux chiffonniers et les compétences requises pour leurs activités. «Chaque biffin a son propre circuit dans la ville, et marche pendant des heures. Mais chacun possède aussi son propre circuit économique, explique Catherine Vassaux. Ces gens récupèrent, recyclent puis revendent aux Montpelliérains. En cela, les bidonvilles font pleinement partie de la ville.» Vêtements et chaussures rafistolés, électroménager réparé, vieilles casseroles et antiques cocottes-minute nettoyées, toutes ces mochetés sauvées de nos poubelles puis relookées sont mises en vente le dimanche matin sur le marché aux puces de La Paillade, un quartier populaire de Montpellier.

«VRAIS RÉSEAUX ÉCONOMIQUES»

Mais l’activité économique des bidonvilles va bien au-delà : les vieux moteurs de frigos, tout ce qui contient du fer, du cuivre, de l’inox, du laiton, de l’alu est récupéré puis stocké dans le camp, «le platz» comme le nomme Elena. Chaque famille y possède son propre emplacement de stockage. Catherine Vassaux : «Des Espagnols viennent sur place et achètent tout ça au kilo. Les habitants des bidonvilles savent négocier avec eux et connaissent les cours de chaque métal. Quant aux ordinateurs récupérés sur les trottoirs, ils sont revendus dans d’autres circuits qui les réparent et les remettent en vente sur internet. On peut parler de vrais réseaux économiques.»

Elena a tout immortalisé : les puces de La Paillade, l’Espagnol venu sur le platz négocier la ferraille, la caravane de sa famille, les travaux réalisés sur le camp pour reboucher les trous… Des souvenirs, elle en a plein ses poches trouées. Parfois des moches, comme l’histoire de cet homme qui a violemment refermé le couvercle d’une poubelle sur la main de sa mère, pour l’empêcher de se servir. Et celui qui a insisté pour qu’elle prenne un sac : «Il n’y avait que de la merde, des vêtements en morceaux, dedans», se souvient-elle. Et aussi ceux qui préfèrent abîmer ou casser ce qui a encore un peu de valeur (téléphones, téléviseurs) avant de les jeter, plutôt que de voir leurs biens être récupérés par des Roms. «Mais il y a aussi, parfois, des gens qui nous attendent pour nous donner des choses.» Il y a par exemple ce gardien d’immeuble dont Elena parle en souriant : «Il m’appelle chaque matin, sauf le dimanche, pour me dire qu’il va sortir les poubelles.» Histoire de lui réserver la primeur, en somme.

Exposition «Du bidonville à la ville», du 26 octobre au 23 décembre à La Fenêtre, 27 rue Frédéric-Peyson à Montpellier.